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La deuxième chambre civile de la cour de cassation rend un arrêt de cassation en date du 11 mars 2021 relatif aux notions de préjudice et de lien de causalité.

Le 8 juillet 1987, une jeune fille âgée de 10 ans a disparu suite à un enlèvement. La sœur de cette jeune fille demande réparation de son préjudice moral subi suite à cette évènement traumatisant.

Une information judiciaire a été ouverte pour enlèvement de mineur de 15 ans et a fait l’objet, en janvier 1989, d’une ordonnance de non-lieu. Par la suite, cette information judiciaire a été reprise pour enlèvement et séquestration de plus de sept jours et a également fait l’objet d’un non-lieu en 2014. La cour d’appel de Grenoble rend un arrêt en date du 24 avril 2018 dans lequel les juges du fond décident d’allouer la somme provisionnelle de 12 000 euros à la sœur de la jeune fille disparue, au motif que cet évènement a créé un traumatisme au sein de la famille et que cette dernière a subi un réel préjudice moral en devant se construire dans une famille marquée par cet enlèvement.

Le Fonds de garantie des victimes d’actes de terrorisme et d’autres infractions forme un pourvoi en cassation en faisant grief à l’arrêt d’allouer la somme provisionnelle de 12 000 euros à la sœur de l’enfant disparue en réparation du préjudice moral subi. En effet, cet organisme a constaté que la sœur de la victime est née trois ans après les faits et estime qu’il n’y a donc aucun lien de causalité entre le préjudice moral subi et la disparition.

Une demande d’indemnisation en réparation d’un préjudice moral suite à la perte d’un proche est-elle recevable alors même que le demandeur n’était pas né au moment des faits ?

La cour de cassation répond négativement à cette question en soutenant que le fait que la disparition de la victime ait eu lieu trois ans avant la conception de sa sœur, ne démontre aucun lien de causalité entre l’enlèvement et le préjudice moral subi par cette dernière. De ce fait ce n’est pas à bon droit que la cour d’appel alloue une somme provisionnelle de 12 000 euros à la sœur de la victime.

La cour de cassation casse et annule l’arrêt rendu en date du 24 avril 2018 par la cour d’appel de Grenoble.

Il s’agira donc de démontrer dans ce commentaire d’arrêt la réparation d’un préjudice moral puis le lien de causalité en tant que condition irréductible de la responsabilité civile. L’évolution de la notion de préjudice moral sera évoquée ainsi que les raisons du rejet de l’indemnisation.

I. LE PRÉJUDICE MORAL, UN PRÉJUDICE EXTRAPATRIMONIAL RÉPARABLE

De prime abord le préjudice est souvent assimilé à un préjudice patrimonial. Pourtant le préjudice extrapatrimonial est de plus en plus évoqué et les juges approuvent davantage sa réparation.

A) LA NOTION DE PRÉJUDICE ÉVOQUÉE PAR LES JUGES

L’article 1240 du code civil dispose que « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui qui par la faute duquel il est arrivé à le réparer »

La responsabilité civile peut être engagée uniquement si les trois critères suivant sont remplis : l’existence d’un fait générateur de responsabilité, d’un dommage et d’un lien de causalité. La responsabilité civile ne peut donc être engagée sans l’existence d’un dommage, et donc d’un préjudice.

 Pendant longtemps les notions de dommage et de préjudice étaient considérées comme étant des synonymes. Puis l’importance de distinguer ces deux notions a vu le jour. En effet, le dommage correspond à l’atteinte d’un intérêt à un bien ou à une personne physique. 

Quant à lui, le préjudice correspond aux conséquences de cette atteinte. Le dommage est l’élément qui va générer un ou plusieurs préjudices. Le préjudice doit présenter trois caractères pour être réparable. Il doit être personnel, direct et certain. Effectivement, la victime a dû subir personnellement le préjudice afin qu’elle perçoive une indemnisation.

Toutefois le préjudice peut être par ricochet c’est-à-dire qu’il a atteint, en plus de la victime immédiate, une seconde personne. Ensuite le préjudice doit être certain c’est-à-dire qu’aucun doute sur sa réalité n’est établi. Un préjudice qui est hypothétique ne fera pas l’objet de réparation. 

Enfin, le préjudice doit être direct avec une exigence de causalité. Dans l’arrêt du 11 mars 2021, la demanderesse estime avoir subi un préjudice personnel, direct et certain. Le préjudice est extrapatrimonial lorsque les sentiments de la victime sont mis en jeu.

Dans cet arrêt, le préjudice invoqué n’est pas d’ordre patrimonial mais extrapatrimonial car la victime ne se base pas sur un dommage matériel si sur dommage corporel mais sur la réparation d’un préjudice moral, qui n’a pas toujours été accepté par la doctrine.

B) L’EXISTENCE D’UN PRÉJUDICE MORAL PAR RICOCHET CONFIRMÉE PAR LES JUGES DE LA COUR D’APPEL

La réparation des préjudices extrapatrimoniaux n’a pas toujours été admise par la jurisprudence. Mais dans un arrêt rendu par la deuxième chambre civile de la cour de cassation en date du 14 décembre 2017, les juges acceptent la réparation d’un préjudice moral lorsqu’un enfant est privé de son père suite à son décès alors même que l’enfant soit né postérieurement à la date du drame. Dans l’arrêt du 11 mars 2021 rendu par la deuxième chambre civile de la cour de cassation, la victime immédiate est une petite fille âgée de 10 ans qui a disparu suite à un enlèvement.

 La sœur de la victime demande réparation à une commission d’indemnisation des victimes d’infractions car elle estime avoir subi un préjudice moral suite à la disparition de sa sœur. Avant cet arrêt, deux informations judiciaires avaient été ouvertes mais deux ordonnances de non-lieu ont été prononcées. En l’espèce, les juges de la cour d’appel ont caractérisé la demanderesse de victime par ricochet. Effectivement cette dernière a souffert d’un dommage suite à un premier dommage subi par la victime immédiate, la disparue. Dans ce cas le préjudice est un préjudice moral dû à la disparition de sa sœur. 

La décision des juges du fond tend en faveur d’une réparation du préjudice moral puisqu’ils considèrent que le fait de naître dans une famille marquée par la disparition brutale et inexpliquée d’une petite fille âgée de 10 ans empêche une construction de soi saine en raison du traumatisme vécu. Il ne paraît donc pas étonnant que le préjudice par ricochet fasse l’objet d’une indemnisation. En outre, le préjudice par ricochet est réparable lorsque le demandeur prouve deux conditions : l’existence d’une victime immédiate et d’un préjudice par ricochet personnel et certain. 

En l’espèce, la demanderesse apporte la preuve d’une victime immédiate en évoquant l’enlèvement de sa sœur et d’un préjudice par ricochet personnel et certain en évoquant le traumatisme subi par la famille. Le lien de droit entre les deux victimes est établi bien que depuis l’arrêt Dangereux du 27 février 1970, un intérêt légitime juridiquement protégé ne doit plus être démontré pour être indemnisé.

Les juges de la cour d’appel ont infirmé les ordonnances de non-lieu rendues en 1989 et 2014. L’existence d’un fait générateur de responsabilité ainsi que d’un préjudice a bien été démontré. Quid du lien de causalité ?

II. UN LIEN DE CAUSALITÉ A LA RÉPARATION DU PRÉJUDICE

Pour être engagée, la responsabilité civile dispose de trois critères dont le lien de causalité. Il est donc essentiel de révéler l’existence d’un lien de causalité ou non afin de se prononcer sur la réparation d’un préjudice.

A) UNE RUPTURE DU LIEN DE CAUSALITÉ DEMONTRÉE PAR LE DÉFENDEUR

Le lien de causalité est une condition irréductible de la responsabilité civile. En effet un lien de causalité entre le fait générateur de responsabilité et le dommage doit impérativement être établi afin d’engager la responsabilité et de rendre le préjudice réparable. La jurisprudence a posé plusieurs théories pour définir le lien de causalité. Tout d’abord la théorie de l’équivalence des conditions, qui est la plus laxiste. 

En appliquant cette théorie les juges estiment que tous les évènements qui ont été une condition indispensable du dommage présentent un rôle causal. Ensuite la théorie de la causalité adéquate dispose que tous les évènements qui ont été une condition indispensable du dommage n’ont pas la même incidence. Le but est de rechercher quel évènement a pu davantage produire le résultat. 

Dans l’arrêt du 11 mars 2021 les juges ont plutôt penché pour la théorie de la causalité adéquate. Enfin la théorie de la proximité de la cause se base sur les évènements qui sont proches dans le temps des préjudices. Les juges choisissent la théorie qu’ils souhaitent, au cas par cas. Initialement la preuve de ce lien incombe à la victime : « c’est au demandeur de rapporter la preuve du lien de causalité » (Cass. 2ème civ. 21 avril 1966). Néanmoins le défendeur est en mesure de démontrer une rupture du lien de causalité pour être exonéré. 

En revanche, le rôle causal peut être difficile à prouver. C’est pourquoi la loi dispose que le lien de causalité peut être instauré à partir de présomptions de causalité qui obligent le défendeur à rapporter la preuve d’une rupture de rôle causal. Dans cet arrêt le défendeur est le Fonds de garantie des victimes d’actes de terrorisme et d’autres infractions. Ce dernier forme un pourvoi en cassation afin d’annuler la décision prise par la cour d’appel qui alloue à la sœur de la victime la somme provisionnelle de 12 000 euros. 

Cette somme lui est accordée en réparation d’un préjudice moral. Le Fonds de garantie souhaite démontrer une rupture du lien de causalité entre le fait générateur de responsabilité et le dommage, ce qui n’engagerait pas la réparation du préjudice invoqué. Le défendeur soutient que le rôle causal n’est pas établi puisque la sœur de la victime n’était pas conçue lors de la disparition.

Une fois que le défendeur a démontré une rupture du lien de causalité entre le fait générateur et le dommage, il appartient aux juges de se prononcer sur la véracité du moyen.

B) LA DEMANDE D’INDEMNISATION REJETÉE PAR LA COUR DE CASSATION

Dans cet arrêt du 11 mars 2021, la cour de cassation casse et annule la décision rendue par les juges de la cour d’appel et confirme le moyen. En effet, les juges de la cour de cassation approuvent la rupture du lien de causalité démontrée par le Fonds de garantie des victimes d’actes de terrorisme et d’autres infractions. La cour estime que le fait que la sœur de la victime soit née postérieurement à la date de la disparition, ne constitue aucun lien de causalité entre le dommage et le préjudice invoqué. 

La décision de la cour d’appel de Grenoble est donc annulée et la somme provisionnelle de 12 000 euros ne peut être attribuée à la sœur de la victime en réparation d’un préjudice moral. La réparation d’un préjudice moral suite à la perte d’un proche a commencé à être approuvée dans un arrêt rendu par la deuxième chambre civile, le 14 décembre 2017. 

Dans cet arrêt, le préjudice moral était lié à la perte d’un père pour un enfant né après le décès. Dès lors débute l’approbation d’un préjudice moral réparable. Suite à cela, dans un arrêt du 11 février 2021, les juges ont jugé qu’une petite fille, déjà conçue et privée de son grand-père, peut être indemnisée en réparation d’un préjudice moral « sans avoir à justifier qu’elle aurait entretenu des liens particuliers d’affection avec lui si elle l’avait connu »

Dans cet arrêt l’adage de l’infans conceptus a été appliqué. Nonobstant, un autre arrêt a été rendu en date du 11 mars 2021 dans lequel la cour de cassation rejette également une demande d’indemnisation en réparation d’un préjudice moral subi par une victime par ricochet. Les juges soutiennent que le préjudice moral ne peut être invoqué alors que les naissances des victimes par ricochet ont eu lieu après les disparitions. 

La cour de cassation estime que la cour d’appel a violé les articles 1240 du code civil et 706-3 du code de procédure pénale. Le rejet de la prise en charge pécuniaire du préjudice moral peut tout de même sembler délicat étant donné que dans la décision du 11 février 2021 la victime n’avait pas à justifier de potentiels liens affectifs avec le défunt.