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Imaginez un écran légal protégeant un acte administratif de son examen constitutionnel… Eh bien, c’est précisément ce que fait la théorie de la loi-écran (ou écran-législatif) en matière de jurisprudence. Ce concept, intimement lié à la hiérarchie des normes et la pyramide de Kelsen, nous révèle que le juge ordinaire refuse de remettre en question un acte administratif inconstitutionnel pris sur la base d’une loi. Pourquoi? Tout simplement parce qu’un tel contrôle reviendrait à admettre l’inconstitutionnalité de la loi elle-même.

Alors accrochez-vous, on se plonge ensemble dans les méandres de cette théorie, généralement abordée pendant la deuxième année de droit et parfois en Introduction au droit. C’est parti pour un voyage éclairant !

I. La loi-écran : un concept à approfondir

1. La loi-écran en quelques mots

En clair, qu’est-ce que la théorie de la loi-écran ?

En Droit administratif, on parle de loi-écran (ou théorie de l’écran législatif) pour décrire cette jurisprudence selon laquelle le juge administratif refuse de censurer un acte administratif inconstitutionnel pris sur le fondement d’une loi. Pourquoi cette attitude ? Car un tel contrôle reviendrait nécessairement à reconnaître l’inconstitutionnalité de la loi, et seul le Conseil constitutionnel peut contrôler la constitutionnalité de cette dernière.

Mais au fait, pourquoi parle-t-on de « loi-écran » ?

Lorsque l’acte administratif n’est pas fondé sur une loi (le règlement est « autonome »), le Conseil d’État peut aisément contrôler sa constitutionnalité, c’est-à-dire vérifier sa compatibilité par rapport au bloc de constitutionnalité. Cependant, lorsqu’un acte administratif est fondé sur une loi (règlement d’application), cette dernière fait office d’« écran » entre ledit acte et la Constitution. En conséquence, la loi empêche le Conseil d’État de contrôler la constitutionnalité de ce décret, car cela reviendrait à contrôler la constitutionnalité de la loi elle-même.

Par conséquent, l’acte administratif, même s’il est inconstitutionnel, échappe au contrôle du Conseil d’État dès lors qu’il est conforme à la loi et qu’il a été pris pour son application.

À titre de rappel, dans le langage courant, un écran est un objet interposé qui dissimule ou protège. En étirant cette métaphore de la « loi-écran », on peut dire que la loi sert d’écran pour protéger l’acte administratif d’un éventuel contrôle de constitutionnalité.

Cette brève explication sur la théorie de la loi-écran vous permet, on l’espère, de mieux cerner ce concept. 

Comment le juge met-il concrètement en œuvre la théorie de la « loi-écran » ?

En pratique, le juge rappellera au justiciable que l’argument visant à contester la constitutionnalité d’un acte administratif pris sur la base d’une loi est inopérant.

2. Origine du concept de la loi-écran

Si vous vous demandez d’où vient l’expression « loi-écran », sachez qu’elle est apparue pour la première fois dans les conclusions du commissaire du gouvernement AGID, lors de l’arrêt Fédération nationale de l’éclairage et des forces motrices du 10 novembre 1950, dans lequel il déclarait :

« il est bien certain qu’en l’espèce, entre le décret attaqué et la Constitution, que l’on invoque s’interpose, comme un écran, une loi (…) ; dès lors, la seule question de constitutionnalité qui pourrait se poser concernerait, non pas le décret, mais la loi elle-même. Il n’est pas besoin de rappeler une fois de plus que la recherche de la constitutionnalité des lois n’est pas de la compétence [du Conseil d’État] ».

Cela dit, ce sont surtout les arrêts de principe Dame Coudert et Arrighi, datant de 1936, qui sont considérés comme les actes fondateurs de cette théorie prétorienne.

En effet, selon cette célèbre théorie du juriste autrichien, les normes inférieures doivent se conformer aux normes supérieures. La Constitution est au sommet de cette pyramide, et toutes les normes, y compris les lois votées par le Parlement, doivent être en conformité avec elle. Or, avec la théorie de la loi-écran, le juge, qu’il soit administratif ou judiciaire, est empêché de contrôler la conformité de la loi aux lois constitutionnelles. Cette situation crée une forme d’incohérence dans la hiérarchie des normes.

II. Vers une remise en cause totale de la théorie de la loi-écran ?

Malgré son déclin, la théorie de la loi-écran n’est pas totalement abandonnée et subsiste encore, dans une certaine mesure. Le juge ordinaire reste réticent à contrôler directement la constitutionnalité d’une loi, préférant se fier au contrôle de conventionnalité ou aux décisions du Conseil constitutionnel en cas de doute sur la constitutionnalité d’une loi.

Néanmoins, il est possible que cette théorie finisse par disparaître totalement, notamment si le contrôle de constitutionnalité des lois se généralise et si les normes internationales continuent de gagner en influence. Un tel scénario signifierait alors la fin de la loi-écran, marquant une nouvelle étape dans l’évolution des rapports entre les normes juridiques et la place de la loi dans notre système juridique.

Première raison du déclin : L’abrogation implicite à la rescousse

Le juge administratif, malin comme un singe, a développé une technique particulière pour contourner la théorie de la loi-écran : l’abrogation implicite. Celle-ci, au lieu de se confronter à la loi-écran de front, fait un crochet par l’arrière.

La juridiction administrative estime qu’une disposition législative est abrogée lorsqu’elle est incompatible avec une norme constitutionnelle postérieure. Ainsi, « (…) s’il n’appartient pas au juge administratif d’apprécier la conformité d’une loi aux dispositions constitutionnelles en vigueur à la date de sa promulgation, il lui revient de constater l’abrogation, fût-elle implicite, d’un texte de loi qui découle de ce que son contenu est inconciliable avec un texte qui lui est postérieur, que celui-ci ait valeur législative ou constitutionnelle » (CE, 21 nov. 2005, no 287217, Boisvert, Lebon).

Du coup, la théorie de la loi-écran ne fonctionne que lorsqu’on a affaire à des actes administratifs basés sur une loi promulguée après une norme constitutionnelle.

2ème raison du déclin : L’écran transparent – quand une loi ne sert à rien

Le juge administratif se permet de jeter un œil derrière certaines lois pour contrôler la constitutionnalité d’un acte administratif. Il le fait lorsque la loi derrière laquelle se cache l’acte ne contient aucune règle de fond, se contentant d’habiliter le pouvoir règlementaire à agir.

Mais pourquoi la théorie de la loi-écran ne fonctionne-t-elle pas dans ce cas-là ? Tout simplement parce que la loi doit réellement faire « écran ». Or, quand la loi n’impose aucune règle et se borne à transférer l’autorité au pouvoir règlementaire, son écran est plutôt « transparent » qu’opaque.

Cette astuce, qui permet de court-circuiter la théorie de la loi-écran, nous vient de l’arrêt de principe du 17 mai 1991, surnommé « Quintin » (CE., 17 mai 1991, 100436).

Il est intéressant de noter que certains auteurs parlent plutôt d’écran « inconsistant » que d’écran « transparent ».

3ème raison du déclin : La QPC, consacrée et consacrant

Grâce à la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Vème République, l’article 61-1 de la Constitution a officiellement consacré la question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

La QPC, c’est cette procédure dans laquelle un citoyen, en plein procès, invoque la non-conformité d’une loi qu’on veut lui appliquer avec « les droits et libertés que la Constitution garantit ». Le Conseil d’État ou la Cour de cassation ont alors trois mois pour décider si la question mérite d’être transmise au Conseil constitutionnel – qui à son tour a trois mois pour y répondre.

Si le contrôle de constitutionnalité est toujours chapeauté par le Conseil constitutionnel, les juges administratifs et judiciaires ont toutefois leur mot à dire grâce à leur rôle de filtrage. Ce filtrage leur permet d’indirectement vérifier la constitutionnalité d’une loi en décidant de transmettre – ou non – la QPC. La théorie de la loi-écran s’en trouve fragilisée.

Ce rôle de « filtre » pourrait même être considéré comme un « brevet de compétence délivré au juge administratif pour apprécier la constitutionnalité de la loi » (M. Canedo-Paris, La QPC et l’avenir (heureux) ? de la théorie de l’écran législatif, LPA 7 sept. 2011, n° PA201117806, p. 7)

III. Mais alors, y a-t-il une renaissance pour la théorie de la loi-écran ?

Certains experts estiment que justement, la consécration de la QPC offre un fondement juridique solide à l’incompétence du juge administratif pour écarter une loi inconstitutionnelle.

En effet, la seule façon pour les juges du droit commun de se prononcer sur la constitutionnalité d’une loi est de respecter la procédure de l’article 61-1 de la Constitution dans le cadre d’une QPC – c’est-à-dire en jouant le rôle de filtre.

Ainsi, le Conseil d’État n’aurait plus la possibilité de revenir sur la théorie de l’écran législatif puisque celle-ci se trouve désormais fondée sur des bases constitutionnelles implicites. On peut donc dire qu’il y a un semblant de renaissance pour cette théorie.